37.

Comme chaque soir, la discussion allait bon train. Les éclats de rire fusaient, les canettes de mauvaise bière tiède passaient de main en main et le paquet de chips aux épinards était plus qu’à moitié vide. On en vint à parler d’amour, Rebecca évoqua son ancienne relation avec Arnaud et en tira de grandes conclusions générales sur la nature du sentiment érotique ; ce à quoi Sabine répondit : « Oui mais toi, ce n’est pas pareil, tu dis ça parce que tu es hétéro. »

Alors Rebecca répondit :

« Hétéro, hétéro… Pas vraiment ! En fait, je me définis plutôt comme bisexuelle.

– Ah, d’accord », articula Sabine, très gênée d’avoir été prise en flagrant délit de micro-agression biphobe et d’invisibilisation caractérisée. Heureusement, personne ne parut lui en vouloir outre mesure et la conversation continua avec la même bonne humeur qu’auparavant.

Sabine s’en voulut d’autant plus pour sa parole imprudente qu’étant elle-même notoirement sensible aux charmes des deux sexes, elle n’était pas a priori la plus encline à oublier cette possibilité chez les autres. Un peu plus tard, elle se mortifia davantage encore se rappelant plusieurs soirées où elle avait vu Rebecca, même pas ivre, embrasser des filles apparemment sans déplaisir. L’idée qu’elle ait pu occulter ces souvenirs et croire son amie hétéro, en dépit de tous les indices contraires, lui parut invraisemblable. Puis Sabine comprit la source de son erreur et de sa bévue et, une fois couchée dans son lit, se dit à elle-même :

« Ah, Rebecca ! comme je t’ai aimée jadis ! À présent que tu n’es plus pour moi qu’un petit crush mélancolique et lancinant en toile de fond de mes désirs, je vois bien ce qui a pu me fasciner, chez toi, quand je t’ai connue il y a quelques années, que je n’avais d’yeux que pour toi et que mon cœur battait si fort à ton approche que je craignais que tu ne l’entendes. Moi, alors si embarrassée et si maladroite, je t’ai aimée d’un amour violent, toi si belle et si pleine de courage, si écrasante de charisme. Te dire mes sentiments ? Mais je n’aurais jamais osé, je serais morte de honte, tant je te sentais supérieure à moi. Alors, inconsciemment, et quitte à nier l’évidence, j’ai préféré te croire inaccessible, m’enfoncer dans l’illusion que tu n’aimais que les hommes, et me donner à moi-même une excuse facile et mensongère pour ne rien tenter… »

Attendrie par ses propres puérilités, le cœur encore plein de joie et d’amour, Sabine sourit et s’endormit.

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