34.

L’Autre ! Voilà une idée, une chose, un mot qui effrayaient Daniel. Routinier de nature, un peu lâche de tempérament, il n’aimait rien tant que son confort et n’était jamais aussi à l’aise que quand il évoluait dans des territoires bien balisés. C’était toujours un arrachement, une violence, que de pénétrer dans l’inconnu, que de fréquenter de trop près des gens qui n’étaient pas assez de son monde ; la distance sociale qui le séparait d’Ahmed, par exemple, n’avait jadis pu être franchie qu’au prix d’un volontarisme bourrelé de mauvaise conscience ; de là, songeait-il, la fausseté de leur relation et l’échec de leur amitié. La contradiction entre une telle disposition personnelle et son aspiration à la révolution socialiste – donc à l’aventure suprême, à l’immense bouleversement de toutes choses – était évidente, mais au moins était-elle gérable tant que le Grand Soir n’était pas à l’ordre du jour : il suffisait de ne pas trop se poser la question.

Et, songeant à lui, à sa vie, à ce qu’il était, à ce qui le constituait profondément, et voyant assis face à lui Aurélien, Daniel songea que son amour exclusif des hommes avait peut-être bien un rapport avec cela : la Femme, ce gouffre inquiétant et mystérieux, cet incompréhensible continent, cette figure effrayante de l’Autre, cette créature exotique dont les affects, les passions, les expériences de vie lui échappaient – pour des raisons que Daniel s’empressait mentalement d’étiqueter comme socialement construites et donc vouées à disparaître en même temps que l’hétéropatriarcat –, la Femme lui faisait peur. L’amitié se satisfaisait très bien de cette distance, mais la véritable intimité amoureuse, pensait-il, ne pouvait naître que dans le partage avec l’autre de cette manière spécifiquement masculine d’être, de parler, de sentir, de se mouvoir, d’occuper l’espace, d’habiter le monde. Ainsi, avec l’espèce d’aura virile qu’il dégageait, Aurélien le rassurait.

Tandis que Daniel, sirotant son lait d’épeautre à la vanille, se disait tout cela en regardant Aurélien, Aurélien, lui, buvant sa tisane détox au gingembre, réfléchissait également en regardant Daniel. Il se rappelait l’époque brève où il avait aimé des femmes, ou cru les aimer, et méditait sur l’échec de chacune de ces histoires. Ses quelques relations hétérosexuelles avaient toutes été empoisonnées par le sentiment taraudant d’une dissymétrie de statut et de pouvoir, comme si le déséquilibre traditionnel entre les genres au sein du couple était là qui guettait, à attendre le moindre relâchement des deux partenaires pour effectuer un retour en force aussi violent qu’inattendu. Aurélien sentait bien qu’il suffisait d’un peu de laisser-aller, d’un petit manque de vigilance, d’une soumission passagère à ses propres dispositions sociales, pour que le poids des tâches domestiques ou de la charge mentale ne se déplace presque insensiblement au début, puis de plus en plus nettement, vers Sarah ou vers Éloïse. Avec la meilleure volonté du monde et les efforts les plus soutenus, il était bien obligé de se dire, aussi, que l’égalité dans ces relations n’était possible que parce qu’il le voulait bien, que parce qu’il acceptait de jouer le jeu du féminisme, et que c’était lui dans le couple qui détenait à chaque instant le pouvoir de perpétuer cet arrangement ou d’y mettre fin ; et cela lui déplaisait. Avec les hommes, les choses étaient plus simples, plus naturelles. Il n’y avait pas tant de questions à se poser, et aucune tension, dispute, friction entre Daniel et lui-même n’était jamais lestée par des millénaires de patriarcat. Cette égalité entre les êtres, qui était pour lui la valeur politique suprême, Aurélien la croyait réalisable, et à peu près réalisée, dans cette république amoureuse qu’il formait avec Daniel. Et cela le rassurait.

Laisser un commentaire