Mois: Mai 2020

37.

Comme chaque soir, la discussion allait bon train. Les éclats de rire fusaient, les canettes de mauvaise bière tiède passaient de main en main et le paquet de chips aux épinards était plus qu’à moitié vide. On en vint à parler d’amour, Rebecca évoqua son ancienne relation avec Arnaud et en tira de grandes conclusions générales sur la nature du sentiment érotique ; ce à quoi Sabine répondit : « Oui mais toi, ce n’est pas pareil, tu dis ça parce que tu es hétéro. »

Alors Rebecca répondit :

« Hétéro, hétéro… Pas vraiment ! En fait, je me définis plutôt comme bisexuelle.

– Ah, d’accord », articula Sabine, très gênée d’avoir été prise en flagrant délit de micro-agression biphobe et d’invisibilisation caractérisée. Heureusement, personne ne parut lui en vouloir outre mesure et la conversation continua avec la même bonne humeur qu’auparavant.

Sabine s’en voulut d’autant plus pour sa parole imprudente qu’étant elle-même notoirement sensible aux charmes des deux sexes, elle n’était pas a priori la plus encline à oublier cette possibilité chez les autres. Un peu plus tard, elle se mortifia davantage encore se rappelant plusieurs soirées où elle avait vu Rebecca, même pas ivre, embrasser des filles apparemment sans déplaisir. L’idée qu’elle ait pu occulter ces souvenirs et croire son amie hétéro, en dépit de tous les indices contraires, lui parut invraisemblable. Puis Sabine comprit la source de son erreur et de sa bévue et, une fois couchée dans son lit, se dit à elle-même :

« Ah, Rebecca ! comme je t’ai aimée jadis ! À présent que tu n’es plus pour moi qu’un petit crush mélancolique et lancinant en toile de fond de mes désirs, je vois bien ce qui a pu me fasciner, chez toi, quand je t’ai connue il y a quelques années, que je n’avais d’yeux que pour toi et que mon cœur battait si fort à ton approche que je craignais que tu ne l’entendes. Moi, alors si embarrassée et si maladroite, je t’ai aimée d’un amour violent, toi si belle et si pleine de courage, si écrasante de charisme. Te dire mes sentiments ? Mais je n’aurais jamais osé, je serais morte de honte, tant je te sentais supérieure à moi. Alors, inconsciemment, et quitte à nier l’évidence, j’ai préféré te croire inaccessible, m’enfoncer dans l’illusion que tu n’aimais que les hommes, et me donner à moi-même une excuse facile et mensongère pour ne rien tenter… »

Attendrie par ses propres puérilités, le cœur encore plein de joie et d’amour, Sabine sourit et s’endormit.

36.

« Est-ce que c’est un symptôme possible de la grippe du panda ? demanda Ambroise.

— Quoi donc ? La perte de cheveux ? fit Clémence en passant une main délicate dans ceux d’Ambroise.

— Non, les dysfonctionnements érectiles…

— Ça peut, répondit Sabine, qui était entrée dans la pièce sans qu’on l’entende. Des cas ont été signalés par des médecins en Indonésie. »

Elle avait lu, depuis deux mois, toute la littérature scientifique disponible sur l’épidémie qui ravageait le monde.

Ambroise pâlit.

« Mais ça peut être dû au stress, aussi, s’empressa-t-elle d’ajouter. Enfin, je crois. »

Ambroise sembla se détendre.

« Tu as si peur que cela de l’avoir, ce virus ? demanda Clémence. Pourtant tu es jeune, beau, en bonne santé…

— La laideur n’est pas un facteur de risque, intervint Sabine. Du moins cela n’a pas encore été prouvé.

— C’est dommage », glissa Ambroise, qui se savait doté de nombreux charmes.

Et quand Sabine eut récupéré ses lingettes Javel et fut ressortie de la pièce, Ambroise prit le temps de réfléchir soigneusement et de répondre :

« Non, je ne crois avoir vraiment peur de l’attraper. Ni même peut-être, si cela devait arriver, de tomber très malade et de mourir. Je suis surtout soucieux de l’attraper de la bonne manière, au bon moment, dans les bonnes circonstances. Car il y a quand même des contaminations plus bêtes que d’autres. Choper le virus en allant acheter des pâtes, en se grattant le nez après avoir touché un paquet de céréales au magasin, c’est vraiment très bête, c’est mettre sa vie en danger pour satisfaire une simple fonction vitale. Choper le virus en allant travailler, c’est encore pire. Mais si c’était toi, Clémence, qui me le transmettais, ce virus, eh bien, je ne dis pas que ce serait un don du ciel, je n’en suis pas là, je n’ai pas atteint ce niveau de mysticisme, mais enfin j’aurais le sentiment que ça en valait la peine. Il n’aurait pas tout à fait le même goût, ni ma toux la même âpreté, ni ma fièvre la même violence, si j’avais le sentiment que c’est dans une circonstance heureuse que je suis tombé malade. Un germe transmis dans un baiser ou une caresse, en même temps qu’un geste tendre ou qu’un regard amoureux, qu’une parole réconfortante, que veux-tu, ça passe mieux. Ça ne change pas grand-chose au tableau clinique ni au taux de létalité, mais au moins on peut trouver un certain sens à la chose.

— Alors, on peut enlever nos masques ? » murmura Clémence.

Délicatement, Ambroise retira les élastiques de derrière ses oreilles. Clémence fit de même.

Le masque d’Ambroise était un beau masque en tissu bleu nuit, cousu par sa mère. Il avait l’avantage de ne pas être trop épais et donc relativement agréable à porter en ces temps de grande chaleur. Le jeune homme était persuadé que sa couleur sombre et profonde soulignait l’intensité de son regard. Le masque de Clémence, quant à lui, était initialement blanc, mais elle l’avait décoré de dessins faits au feutre et l’avait recouvert de paillettes multicolores, comme pour ne pas laisser le dernier mot à l’atmosphère macabre qui s’était abattue sur la planète.

Quand les deux amoureux eurent fini de s’embrasser, ils sentirent qu’ils venaient de remporter une victoire morale sur le monde.