Bien assise dans un confortable fauteuil rouge, Bérénice entamait la troisième heure d’A szél porot kel az elhagyatott síkságon (« Le vent soulève la poussière sur la plaine désolée », distribué dans les pays francophones sous le titre de Wind and Dust). Miklos venait d’avouer son amour à Vera sous une pluie battante, et le voilà qui laissait la jeune femme éplorée pour partir au loin à la guerre, sur son noble coursier qui disparaissait à l’horizon dans un grand poudroiement épique. Bérénice, encore sous le choc de l’intense regard amoureux qui venait d’être échangé, en avait presque oublié d’avaler ses popcorns, quand son regard fut attiré par la lumière émanant d’un smartphone, un siège devant elle, un peu sur sa gauche. Un homme visiblement peu sensible à la puissance émotionnelle du chef-d’œuvre d’Imre Molnar trompait son ennui en consultant ses e-mails, au risque de distraire l’attention de ses rares voisins. Bérénice haussa les épaules en priant pour que cela passe, mais quand Miklos s’arrêta pour se désaltérer dans l’eau fougueuse d’un torrent, le smartphone brillait toujours ; quand il rejoignit son régiment dans la capitale, le smartphone brillait toujours ; quand Vera se consola de son absence dans les bras de Ferenc, le frère de lait et ancien compagnon d’armes de Miklos, le smartphone brillait encore dans la salle obscure. Bérénice n’était pas d’un naturel querelleur, mais elle jugea que cela commençait à bien faire, à la fin, de ne pas pouvoir profiter d’un film tranquillement, avec le prix que cela coûte, tout de même, de nos jours, une place de cinéma, et elle résolut de se pencher vers l’importun pour lui dire ceci : « S’il vous plait, Monsieur, voulez-vous bien éteindre votre téléphone ? La lumière gêne. »
Le monsieur, visiblement vexé, fit quelques gestes qui ressemblaient à un défi et à un refus, puis il obtempéra, et continua de loin en loin, pendant les deux heures suivantes, à rallumer brièvement son smartphone, histoire de montrer qu’il ne cédait pas complètement à l’injonction qui lui avait été faite. Cette conduite puérile amusa Bérénice, au fond satisfaite d’avoir ramené un malotru à un comportement plus respectueux.
Mais le malotru était arabe, et ce fait commença à tarauder Bérénice quand elle fut sortie du cinéma. Elle ne pouvait pas s’empêcher de se dire qu’en rabrouant comme elle l’avait fait un subalterne, et en lui reprochant précisément ce que les discours réactionnaires reprochent aux gens de sa race, c’est-à-dire leur incivisme, elle avait pris malgré elle son rôle dans un script raciste – chose que l’intéressé avait peut-être, du reste, vivement ressenti. Elle se disait même que l’intériorisation de ce script raciste avait sans doute encouragé son geste, l’avait rendu plus facile et plus naturel, et en fin de compte lui avait donné pour agir un courage qui en d’autres circonstances lui aurait manqué. Elle se coucha donc avec le sentiment très vif d’avoir péché.
Aussi, le lendemain soir, quand elle alla voir A selymes hó takarja az alvó hegy oldalát (« La neige soyeuse recouvre le flanc de la montagne endormie », Silky Snow), Bérénice fut très soulagée de se retrouver à côté d’un couple de vieux bourgeois parfaitement blancs – autant qu’elle pût en juger – qui bavardaient, comme font parfois les gens de cet âge, en croyant chuchoter sans y parvenir tout à fait. Elle n’attendit pas un quart d’heure pour faire taire les indélicats, et put profiter de ses quatre heures de film sans autre perturbation que les félicitations de sa conscience.