Bérénice

35.

Bien assise dans un confortable fauteuil rouge, Bérénice entamait la troisième heure d’A szél porot kel az elhagyatott síkságon (« Le vent soulève la poussière sur la plaine désolée », distribué dans les pays francophones sous le titre de Wind and Dust). Miklos venait d’avouer son amour à Vera sous une pluie battante, et le voilà qui laissait la jeune femme éplorée pour partir au loin à la guerre, sur son noble coursier qui disparaissait à l’horizon dans un grand poudroiement épique. Bérénice, encore sous le choc de l’intense regard amoureux qui venait d’être échangé, en avait presque oublié d’avaler ses popcorns, quand son regard fut attiré par la lumière émanant d’un smartphone, un siège devant elle, un peu sur sa gauche. Un homme visiblement peu sensible à la puissance émotionnelle du chef-d’œuvre d’Imre Molnar trompait son ennui en consultant ses e-mails, au risque de distraire l’attention de ses rares voisins. Bérénice haussa les épaules en priant pour que cela passe, mais quand Miklos s’arrêta pour se désaltérer dans l’eau fougueuse d’un torrent, le smartphone brillait toujours ; quand il rejoignit son régiment dans la capitale, le smartphone brillait toujours ; quand Vera se consola de son absence dans les bras de Ferenc, le frère de lait et ancien compagnon d’armes de Miklos, le smartphone brillait encore dans la salle obscure. Bérénice n’était pas d’un naturel querelleur, mais elle jugea que cela commençait à bien faire, à la fin, de ne pas pouvoir profiter d’un film tranquillement, avec le prix que cela coûte, tout de même, de nos jours, une place de cinéma, et elle résolut de se pencher vers l’importun pour lui dire ceci : « S’il vous plait, Monsieur, voulez-vous bien éteindre votre téléphone ? La lumière gêne. »

Le monsieur, visiblement vexé, fit quelques gestes qui ressemblaient à un défi et à un refus, puis il obtempéra, et continua de loin en loin, pendant les deux heures suivantes, à rallumer brièvement son smartphone, histoire de montrer qu’il ne cédait pas complètement à l’injonction qui lui avait été faite. Cette conduite puérile amusa Bérénice, au fond satisfaite d’avoir ramené un malotru à un comportement plus respectueux.

Mais le malotru était arabe, et ce fait commença à tarauder Bérénice quand elle fut sortie du cinéma. Elle ne pouvait pas s’empêcher de se dire qu’en rabrouant comme elle l’avait fait un subalterne, et en lui reprochant précisément ce que les discours réactionnaires reprochent aux gens de sa race, c’est-à-dire leur incivisme, elle avait pris malgré elle son rôle dans un script raciste – chose que l’intéressé avait peut-être, du reste, vivement ressenti. Elle se disait même que l’intériorisation de ce script raciste avait sans doute encouragé son geste, l’avait rendu plus facile et plus naturel, et en fin de compte lui avait donné pour agir un courage qui en d’autres circonstances lui aurait manqué. Elle se coucha donc avec le sentiment très vif d’avoir péché.

Aussi, le lendemain soir, quand elle alla voir A selymes hó takarja az alvó hegy oldalát (« La neige soyeuse recouvre le flanc de la montagne endormie », Silky Snow), Bérénice fut très soulagée de se retrouver à côté d’un couple de vieux bourgeois parfaitement blancs – autant qu’elle pût en juger – qui bavardaient, comme font parfois les gens de cet âge, en croyant chuchoter sans y parvenir tout à fait. Elle n’attendit pas un quart d’heure pour faire taire les indélicats, et put profiter de ses quatre heures de film sans autre perturbation que les félicitations de sa conscience.

33.

L’alcool avait déjà beaucoup coulé dans les verres et le volume de la musique n’avait cessé d’augmenter, comme s’il était admis désormais que tout le monde était beaucoup trop ivre ou beaucoup trop fatigué pour pouvoir mener avec son voisin une conversation intelligible. Alors les bouches s’étaient tues ; les personnes les moins endurantes avaient quitté la soirée ; celles qui restaient se contentaient de danser plus ou moins mollement, heureuses de s’hypnotiser voluptueusement au rythme de leur propre corps. Ambroise, les yeux fermés, un vague flottement de sourire sur les lèvres, paraissait secoué de spasmes étranges, communiqués par les pulsations d’un mauvais tube portoricain qui passait en ce moment dans les enceintes. En cette circonstance où le discernement s’abolit et où tout souvenir du passé, toute anticipation de l’avenir s’embrume, il se sentait bien.

Un beau garçon à l’air ténébreux, muscles saillants sous un t-shirt moulant choisi volontairement une taille en dessous, s’approcha alors et profita de la chaleur, de la promiscuité et des effluves d’alcool pour saisir Ambroise aux épaules et l’embrasser vigoureusement. Ambroise se défendit mollement en riant à moitié. Sabine et Bérénice, qui avaient assisté à toute la scène, écarquillèrent des yeux indignés et s’approchèrent vivement de leur ami, qui n’avait déjà plus besoin de leur aide puisque l’autre avait mis fin à son étreinte. L’on fit sortir Ambroise du dancefloor et l’on prit immédiatement de ses nouvelles :

« Ça va, Ambroise ? demanda Bérénice d’une voix blanche.

— Tu veux qu’on parle ? ajouta Sabine. Tu as besoin de parler ?

— ­Tu viens de subir une agression sexuelle, précisa Bérénice.

— Tu n’est pas une victime, poursuivit Sabine en regardant son ami dans les yeux, et en mettant dans ses paroles toute l’intensité dont elle était capable. Tu es un survivant. »

Ambroise n’avait pas l’air de trop comprendre ce qui s’était passé ; sans doute n’avait-il plus, à cette heure, une perception assez nette de l’univers environnant. Mais il esquissa un sourire, murmura quelques paroles rassurantes, remercia brièvement ses amies et retourna danser, parce qu’après tout, la chanson portoricaine n’était pas encore tout à fait terminée.

Daniel, accoudé au bar, avait suivi toute l’affaire de loin. Quelque indignation qu’il éprouvât à cause de la mésaventure de son ami, il n’était pas sans trouver un certain charme au beau garçon ténébreux qui s’était remis à se trémousser sur la piste. Alors, laissant là son gin tonic à peine entamé, il s’approcha l’air de rien, esquissa quelques mouvements comme s’il était très inspiré par la musique portoricaine et chercha à capter le regard du ténébreux, dans l’espoir secret d’être sa prochaine proie.

32.

Comme Ambroise était beau, intelligent, cultivé, gentil, serviable et courageux, beaucoup de gens étaient amoureux de lui, à des degrés divers et de manière plus ou moins nette selon les cas. Outre Clémence, avec qui il formait un couple heureux depuis plusieurs années, Sabine nourrissait à son égard une passion douloureuse, mélancolique et transie ; Daniel avait lui aussi pour son ami des sentiments qui n’étaient pas que d’amitié – il n’en aimait d’ailleurs pas moins Aurélien pour cela ; et Bérénice trouvait plus que du charme aux beaux yeux mystérieux d’Ambroise, à sa voix douce, à sa démarche gracieuse.

D’abord, Sabine, Daniel et Bérénice ignorèrent tout de leur platonique rivalité. Mais à force d’observer les faits et gestes d’Ambroise et de percevoir chaque interaction l’impliquant avec cette acuité surnaturelle de tous les sens que confère la passion amoureuse, chacun des trois amis s’aperçut qu’il n’était pas seul à tressaillir quand Ambroise entrait dans la pièce, à se rembrunir quand il repartait et à lui jeter à la dérobée des regards pleins de désir qui se voulaient discrets. Avec cette confiance, cette franchise et cette absence de jalousie qui les caractérisaient tous les trois, ils finirent par s’en ouvrir l’un à l’autre et communièrent dans cet amour semblable qui les rapprochaient.

Quoi de plus agréable que de dire du bien de quelqu’un qu’on aime ? Sabine, Daniel et Bérénice étant d’accord sur ce point, ils convinrent de se voir régulièrement autour d’un café ou d’une bière et de passer une heure ou deux à parler d’Ambroise, à énumérer, commenter, gloser les nombreuses qualités qu’ils lui trouvaient, à évoquer aussi ses défauts – car il en avait, mais c’étaient de nouvelles raisons de l’aimer. On ne saurait donner une idée de la joie généreuse et intense dans laquelle chacun se trouvait au sortir de ces petites réunions amicales. Ambroise, bien sûr, ignorait tout de ces conciliabules.

31.

Sabine avait mis un peu de temps avant de comprendre ce qui lui déplaisait chez Jacques, un garçon en apparence si bienveillant et si gentil. Bien que son interlocuteur fût toujours d’une cordialité parfaite, elle ressentait souvent une impression de malaise diffus après avoir discuté avec lui, comme si malgré tout quelque chose n’allait pas dans son attitude. Et puis, à force d’y penser, et après qu’elle s’en fut ouverte à Bérénice, la vérité avait fini par lui apparaître : Jacques était tout simplement incapable de concevoir l’idée qu’il puisse y avoir des désaccords authentiques entre deux personnes. Tout en formulant toujours les choses avec beaucoup d’amabilité, il semblait persuadé que quiconque n’était pas d’accord avec lui était aveuglé par sa mauvaise foi, ou bien pas assez lucide sur soi-même, ou bien pas très honnête, ou bien pas assez déconstruit – c’était un mot qu’il affectionnait. Dans le système de Jacques il y avait la vérité et la vertu qui trônaient là, bien en évidence, au milieu de nous, et la seule méthode épistémique valable consistait à défaire un par un les obstacles qui nous empêchaient d’y accéder, en déployant tous les efforts et toute l’abnégation possibles. Mais il était bien entendu que chacun entrevoyait, fût-ce confusément, le but du chemin ; de chemin il n’y en avait qu’un, du reste, et comment eût-il pu y en avoir plusieurs puisque la vérité – c’était son axiome – était une ? Ainsi, Jacques n’avait jamais le sentiment de parler avec des gens qui fussent d’un avis opposé au sien, mais seulement avec des interlocuteurs moins avancés que lui sur la route qui menait au bien, ou encore, mais cela revenait au même, plus lâches ou plus paresseux que lui. Pareil au demi-habile de Pascal, incapable de saisir la rationalité propre des opinions qu’il critiquait, il s’étonnait sincèrement que l’on pût ne pas être d’accord avec lui, et mettait alors cela sur le compte exclusif d’un défaut de persévérance ou d’un préjugé mal balayé. Il croyait par exemple avoir définitivement résolu, par la seule force de son intelligence, la grande énigme du bien et du mal, dont la réponse lui paraissait tenir tout entière dans cette maxime : « Tâche par tes actions d’accroître le bonheur et de diminuer le malheur des gens » ; qu’il y eût encore tant de gens pour ne pas partager ce point de vue, ou pour le trouver un peu simple, cela n’était qu’une anomalie scandaleuse. C’est donc toujours avec un mélange de condescendance et de bienveillance qu’il s’adressait à eux, et Sabine s’en irritait fort, qui aurait évidemment préféré qu’on la prenne un peu plus au sérieux. Ce qu’elle-même en revanche ne percevait pas encore très clairement, c’est que cette attitude de la part de Jacques était fondamentalement motivée par un grand sentiment d’insécurité intellectuelle ; il avait des idées, il militait pour les faire triompher, il fallait donc qu’elles fussent incontestablement vraies ; reconnaître un certain pluralisme des valeurs, assumer même timidement la complexité du monde, cela donnait immédiatement le vertige au héros du bien qu’il voulait être ; devant de telles perspectives, le jeune homme reculait d’effroi.

28.

Anselme arriva sur les coups de vingt-deux heures, et son entrée dans la pièce jeta un froid. Anselme, en effet, était flic ; lui-même préférait se décrire, par un euphémisme inconscient, comme un « fonctionnaire de police », comme si cette expression officielle et néanmoins contournée était susceptible d’amoindrir l’horreur légitime que suscitait son uniforme. Certains des invités refusèrent plus ou moins ostensiblement de lui adresser la parole : ainsi, quand Anselme lui demanda si les toilettes étaient bien au fond du couloir à gauche, Bérénice ne consentit à lui répondre que par un bref signe de tête, comme si le fait de ne pas ouvrir la bouche la prémunissait contre une infraction au vœu qu’elle avait formé dans son esprit. Ambroise afficha une hostilité encore plus ouverte encore. Quand le paquet de chips de légumes arriva à sa portée, il s’en empara, se servit nonchalamment, et le dirigea vers un secteur de la salle à manger opposé à celui où se trouvait Anselme. Et c’est au nez et à la barbe de ce dernier que Rebecca engloutit la dernière part du cake aux olives.

Sabine, qui était de bonne humeur ce jour-là, essaya d’adopter une ligne de conduite différente. Elle échangea avec Anselme quelques salutations à peu près cordiales, et laissa la conversation venir d’elle-même sur la question du travail quotidien des forces de l’ordre. Les évolutions récentes du régime, le durcissement autoritaire du pouvoir, la répression désormais systématique de la moindre tentative de rassemblement public, rendaient manifeste aux yeux de tous que la police n’était qu’un bras armé de la bourgeoisie, et c’est naturellement ce qu’objecta Sabine, toujours cordialement, quand son interlocuteur lui expliqua qu’il avait le sentiment de revêtir chaque matin son uniforme pour aider les vieilles dames en détresse et garantir une paix sociale profitable à tous. L’échange se poursuivit un moment sur ce registre, mais derrière l’attitude respectueuse qu’elle s’efforçait d’adopter Sabine sentait poindre en elle, de plus en plus violemment, une envie furieuse de lui balancer son verre de Kro à la figure. Elle repensa aux coups de matraque qu’elle avait pris, à la garde à vue qu’elle avait subie, et ne put s’empêcher de superposer au visage pourtant avenant d’Anselme celui d’un vieux dictateur moustachu.

Et puis, le mot de trop fut prononcé : la remarque un peu trop raciste pour être tolérable, l’allusion un peu trop nonchalante à un traumatisme ancien, qui sait ? Toujours est-il qu’à cet instant Sabine avait déjà fini sa bière, heureusement, mais cela ne l’empêcha pas d’éructer au visage d’Anselme toutes les insultes qui lui passèrent par la tête – Daniel, qui décrivit plus tard la scène à Aurélien, lui confia même, l’air gêné, que certaines d’entre elles n’étaient pas tout à fait exemptes de putophobie. Surpris qu’une phrase pour lui anodine ait déclenché un pareil ouragan, Anselme se recroquevilla dans son canapé, piocha deux chips au légume dans le paquet qu’une main plus charitable lui avait fait parvenir, et prétextant sa fatigue et l’heure tardive il se leva pour prendre congé. Rentré chez lui, il pleura longtemps dans son lit, confiant à son journal qu’il ne comprenait pas pourquoi tout le monde le détestait et pourquoi il n’avait pas plus d’amis que la veille.

24.

La fête battait son plein. Une lumière douce baignait la pièce, et des chansons planantes, très calmes, s’y diffusaient en enveloppant les meubles et les corps. Tous les quarts d’heure, la musique s’interrompait pour laisser place à une voix féminine qui disait d’un ton égal :

« Nous rappelons que cette salle est un espace safe, et que les propos sexistes, racistes, classistes, spécistes, homophobes, transphobes, enbiphobes, grossophobes, putophobes, toxicophobes, handiphobes, sérophobes, neurophobes, psychophobes et arachnophobes sont interdits. N’oubliez pas d’utiliser des trigger warnings avant d’aborder un sujet sensible avec des inconnu-e-s ; vous trouverez à cette fin des pancartes pré-remplies à l’entrée. N’imposez pas de proximité corporelle à des personnes non consentantes. Bonne soirée ! »

Arachnophobes avait été rajouté en raison de la présence sur les lieux d’un jeune homme qui se prenait pour une mygale. Il s’était fait greffer sur le torse quatre paires de pattes velues, et se nourrissait essentiellement d’insectes. Le comité organisateur de la soirée avait jugé, par huit voix contre cinq et quatre abstentions, que son régime alimentaire ne constituait pas une infraction aux principes végans du collectif à l’origine de l’événement.

Sabine venait de tremper une chips de carotte dans un pot de confiture d’olive, quand elle fut abordée par une jeune fille qui lui tendit la main en déclarant :

« Mélanie, elle, petite-bourgeoise cisblanche bisexuelle neurotypique.

— Euh… Sabine, répondit Sabine.

— Sabine comment ? demanda Mélanie, avec un agacement qu’elle faisait semblant d’essayer de déguiser en cordialité.

— Sabine, elle », répondit Sabine en priant pour que cela suffise.

Cela suffit.

« Enchantée, Sabine, continua Mélanie d’un air satisfait. Ravie de te compter parmi nous. On s’amuse bien, hein ? »

Il y avait là une trentaine de personnes, la plupart tenant à la main un verre de sirop de pêche ou de coca-grenadine, essayant vaguement de danser sur un son qui ne le permettait pas. « Nous rappelons que cette salle est un espace safe… », reprit le haut-parleur, que plus personne, sauf des féministes vraiment très zélés, n’écouta jusqu’au bout.

« Oui, c’est cool ! » confirma Sabine dans un grand sourire crispé. Mais qu’est-ce que je fous là ? pensait-elle au fond d’elle-même, inquiète que ses amis n’arrivent pas

Une créature indéfinissable choisit cet instant précis pour passer en se tortillant entre les deux interlocutrices, afin d’avoir l’air cool et de se faire remarquer. Sabine en profita pour perdre opportunément Mélanie de vue, laissa son regard errer sur un jeune homme très triste qui avait entrepris d’embrasser un fauteuil, et le reporta sur la porte en priant pour que quelqu’un vienne la sauver. Mais Mélanie, qui n’avait pas compris la manœuvre, s’interposa à nouveau devant ses yeux, et se crut autorisée à lui raconter sa vie :

« Je suis étudiante en première année d’arts du spectacle, et j’ai monté un atelier d’auto-gynécologie horizontale avec des camarades de ma fac. On se réunit tous les jeudis soir au coucher du soleil, tu peux venir si tu veux. J’ai dix-neuf ans, et mes triggers incluent la violence, la sexualité, le nazisme et la maltraitance animale. Je peux te faire un câlin ? »

L’irruption d’un nouveau venu dispensa heureusement Sabine de répondre.

« Il, Carlos, étudiant pansexuel cisgenre demi-juif, débita-t-il en regardant fixement devant lui.

— Carlos, il, tu veux dire ? rectifia Sabine. »

Pendant une fraction de seconde, le jeune homme sembla interloqué ; puis il reprit, d’un air las :

« Non, non. Il, c’est mon prénom, et Carlos, c’est mon pronom. Tu n’es pas la première à te tromper, rassure-toi.

— Ça te pose un problème ? » demanda agressivement Mélanie, qui n’avait plus du tout l’air d’avoir envie de lui faire un câlin.

Une nouvelle fois, Sabine fut sauvée par les événements : la porte s’ouvrit et Bérénice apparut. Sabine lança, soulagée, un : « Hé ! Salut, Bérénice ! » qui lui évita opportunément d’avoir à se confondre en excuses.

23.

Au bout de deux minutes, tout le monde commença à se sentir bien ; au bout de cinq, l’intensité de toutes les sensations tactiles, visuelles et olfactives s’était miraculeusement démultipliée ; au bout de sept, chacun se sentait des envies jusqu’alors insoupçonnées, et plus ou moins érotiques selon les cas et les refoulements, de tripoter la peau, et les cheveux de ses amis. La drogue cependant n’avait pas aboli le discernement des jeunes gens, et moins encore leurs principes féministes si profondément ancrés en eux qu’ils en étaient presque devenus une seconde nature. Aussi chaque mouvement de main vers une parcelle du corps d’autrui était-il systématiquement précédé d’une interrogation inquiète et scrupuleuse : « Je peux toucher ? », et par un invariable oui qui venait formaliser le consentement. L’air était plein d’amour et de papillons roses, de gestes doux et de sourires tendres qui semblaient vouloir résister à leur propre précarité et laisser autour d’eux leur empreinte bien après qu’un changement de position ou d’expression les eut abolis. Quelque chose planait là, qui tenait de l’amitié et de la joie, du désir et de la générosité, et qui recouvrait peu à peu les corps et les âmes. Soudain Daniel, s’oubliant, étendit une main curieuse vers la joue de Bérénice sans avoir proféré les paroles rituelles. Bérénice s’écarta un peu vivement, et esquissa de la main un geste semblable à celui que l’on fait pour chasser les mouches. Daniel comprit qu’il avait fauté et se confondit en excuses.

Le lendemain, quand elle fut à peu près redescendue, l’intéressée vint voir l’intéressé et lui dit : « En fait, tu as bien fait de ne pas me demander avant de me toucher la joue. »

Daniel crut qu’elle était ironique, rougit, bégaya et prit un air mortifié. Mais Bérénice continua d’un ton sérieux :

« Non, vraiment… Sabine et Rebecca l’ont fait avant toi, elles ont suivi le protocole, et quand elles m’ont demandé si elles pouvaient me toucher je n’ai pas osé leur dire non. J’aurais eu l’impression de ne pas respecter le contrat tacite qui présidait à notre grande effusion, et en outre de repousser un geste amical de leur part. Mais en vérité je n’avais pas tellement envie que l’on me tripote le visage. Avec toi, en l’absence de toute verbalisation, les gestes ont suffi à exprimer un refus, que je n’ai pas eu besoin de durcir en le mettant en mots, et dont je n’ai pas eu le sentiment d’avoir à me justifier.

— Alors tu ne m’en veux pas ? demanda-t-il.

— Ben non, répondit-elle. Quand on est de bonne foi, respectueux et attentif aux autres, et tu l’as été hier, il est bien difficile de faire grand mal. »

Daniel parut à la fois perplexe et soulagé.

21.

« Ambroise, demanda Sabine, si tu avais le choix entre sauver, de la noyade par exemple, soit Clémence, soit dix innocents pris au hasard, qui sauverais-tu ? »

Bérénice venait de raconter, pour la douzième fois, l’héroïque épisode du sauvetage d’Adrien, et une discussion de philosophie morale avait logiquement suivi.

Ambroise réfléchit un instant, et répondit :

« Je crois que je sauverais Clémence, parce que mon amour m’y pousserait ; mais j’aurais tort. La vertu exigerait de sauver les dix innocents.

— Il est curieux que tu parles de « vertu » à ce propos, dit Sabine. La vertu, pour moi, c’est justement la morale envisagée dans sa dimension individuelle, personnelle, en rapport avec une subjectivité. La vertu désigne l’attitude générale d’une personne, son état d’esprit, tandis que la morale a un côté plus froid, plus impersonnel. Je dirais à la limite que la morale abstraite exigerait que tu sauves les dix, mais que la force de ton amour qui te fait sauver Clémence fait aussi de toi quelqu’un de vertueux.

— Et puis, reprit Bérénice, j’ai l’impression que tu considères les actes faits par amour comme des actes égoïstes. Sous prétexte que tu trouverais un intérêt indirect à la survie de Clémence, tu as l’air d’estimer qu’il n’y aurait rien d’altruiste à la tirer de l’eau. Or c’est une erreur fondamentale sur la nature de l’amour. Celui-ci est un sentiment si commun qu’on oublie trop souvent de le considérer comme le miracle qu’il est. Mais songez-y : il est parfaitement invraisemblable, et admirable, et fabuleux, que l’on soit capable de trouver un intérêt passionné dans le sort d’une personne qui n’est pas nous, et à quoi rien, a priori, ne nous attache !

— L’humanité, précisa Daniel, a trouvé un avantage sélectif dans le fait d’entretenir des liens affectifs étroits impliquant entre certains de ses membres une forme de solidarité. L’amour n’est pas un miracle, c’est un produit de la sélection naturelle.

— On s’en fout, répondit Aurélien, on ne parle pas de ça.

— Voyez-vous, continua Bérénice, exaltée, à quel point il est merveilleux que tous et toutes, tant que nous sommes, nous soyons capables d’amour, et d’éprouver avec tant de force les joies et les malheurs d’autrui ! Il y a là un élément d’altruisme que nous avons tous en commun, qui fait de chacun de nous, même un socialiste sans doute, un être moral – et que nous ne devons pas mépriser, mais contempler avec émerveillement.

— Mais si j’y trouve mon compte, objecta Ambroise, il n’y a rien d’altruiste dans mon sauvetage. Venir en aide à Clémence participe de mon confort psychologique.

— Dans ce cas, rétorqua Bérénice, il n’y a jamais lieu de parler de morale. Quoi que tu fasses, tu en tires soit un avantage matériel, soit un confort psychologique, fût-ce sous forme de bonne conscience. On peut dissoudre ainsi toute notion d’altruisme… Des philosophes l’ont tenté, mais je t’avouerai que leur position ne me convainc pas.

— Agir avec la froideur morale que prône Ambroise, continua Aurélien, qui hochait la tête en écoutant Bérénice, ce serait aller contre notre nature morale et vouloir réprimer ce qu’il y a d’instinctivement bon et généreux en nous. Il n’y a aucune raison, d’ailleurs, de croire que nous sommes voués au mal, et que bien agir suppose d’aller contre ses élans. Je crois profondément le contraire. Moi, en tout cas, je suis d’accord pour dire qu’il y a une dimension morale dans l’amour. Dans le cas de figure évoqué par Sabine, je sauverais Daniel. Peut-être que je culpabiliserais de ne pas avoir sauvé les dix autres, mais c’est le propre des situations tragiques : il n’y a pas de bonne solution. Et je ne crois pas, en tout cas, que mon choix serait objectivement condamnable. Il serait conforme à une forme de loyauté amoureuse qui participe à ma définition de la vertu. Pourquoi donc ne pas prendre en compte, quand il s’agit d’effectuer un choix moral, ce que nous souffle notre cœur ? »

Ayant entendu cela, Daniel enlaça Aurélien et entreprit de lui faire un câlin. Clémence, au bout d’un instant, fit de même avec Ambroise et murmura dans un sourire : « Bon, au moins, tu m’aurais sauvée… »

17.

« Ça y est, ça revient, pensa Sabine. Je sens à nouveau en moi l’envie impérieuse de dire à Ambroise que je l’aime. Mes sentiments s’étaient calmés, et puis voilà qu’ils se réveillent, qu’ils m’infligent à nouveau cette agréable torture. Comme d’habitude, je n’en ferai rien : Je caresse abstraitement l’idée de tout lui dire, mais je préfère me complaire au spectacle de ma propre mélancolie. »

Les lampes avaient été allumées. Ambroise avait remonté ses manches, et une lumière douce mettait des reflets dorés sur le beau hâle de ses bras nus.

« Mais de toute façon, est-ce que je peux encore vraiment lui dire que je l’aime ? se demanda Sabine. Est-ce que ce ne serait pas un mensonge que je ferais, à lui et à moi-même ? Ambroise est beau, admirable, courageux, c’est entendu. Mais Rebecca ne me laisse pas indifférente… Et Yacine, là, le nouveau… Hum, mon cœur est trop partagé pour que je puisse dire simplement « Je t’aime » à Ambroise. Je n’ai rien contre, en théorie, le fait d’aimer plusieurs personnes à la fois. Il y a des gens qui font ça très bien – demandez à Daniel, à Bérénice ! Mais moi, je ne sais pas, ça me paraît toujours un peu bizarre… J’ai l’impression, au minimum, qu’un aveu d’amour à Ambroise ne serait pas très bien compris par lui. Il imaginerait une exclusivité de mes sentiments qui ne serait pas vraie. Alors, je peux bien finasser, expliquer qu’en fait je l’aime comme ceci plutôt que comme cela, et que c’est quand même de l’amour : n’empêche que je n’en suis plus tout à fait sure moi-même, et puis cela me paraît un peu compliqué à expliquer de manière satisfaisante dans le feu de l’action, n’est-ce pas ? » Elle se prenait elle-même à témoin de ses réflexions.

Sabine se heurtait à l’impossibilité d’exprimer adéquatement et simplement des sentiments complexes. Elle conclut donc qu’il valait mieux ne rien dire cette fois-ci, ou plutôt qu’elle ne pouvait rien dire cette fois-ci. Et cela lui fit un peu mal, car l’idée même de la possibilité d’un aveu, le sentiment de n’avoir qu’un petit geste à accomplir pour réintroduire du mouvement dans sa vie intérieure, lui avait naguère paru très réconfortante. Et voilà que cette option venait à lui manquer !

16.

Aurélien avait été vraiment choqué par les gardes-à-vue de Sabine et de Bérénice. Cela lui avait paru complètement intolérable que des personnes aussi généreuses et bonnes que ses amies puissent être maltraitées, enfermées, humiliées ; il s’était imaginé toute sorte de choses, et notamment le pire, sur ce qui pouvait leur arriver pendant qu’elles étaient retenues au commissariat. Il en avait durablement perdu l’appétit, et s’était plusieurs fois réveillé la nuit, dans les semaines suivantes, avec devant les yeux l’affreuse vision de ses amies prisonnières et menottées. Il avait toujours évité depuis lors de leur demander trop de détails sur les faits : il n’avait aucune envie d’alimenter ses angoisses en remuant des souvenirs et des images dont le caractère douloureux et pénible, il le sentait, serait proportionnel à leur précision.

Il avait été désagréablement frappé, surtout, par la sérénité avec laquelle ses deux amies évoquaient parfois cet événement. Elles en parlaient comme d’un épisode très déplaisant, mais cela n’avait pas eu l’air de les traumatiser au point qu’elles veuillent désormais s’en protéger à tout prix : Bérénice, en particulier, admettait qu’elle en vivrait probablement d’autres, des gardes-à-vue ; que cela était le lot des vrais militants révolutionnaires ; et qu’au fond ce n’était pas si terrible que ça. Il était hors de question pour Aurélien de partager ce point de vue. Il savait bien qu’un jour d’autres de ses amis, ou les mêmes, auraient de nouveau quelques ennuis avec la police, l’armée ou la milice : rien, vraiment, dans la période, ne laissait croire que le climat politique pût s’apaiser ni la répression se détendre un peu. Mais cela lui apparaissait tout de même comme une chose parfaitement horrible. Il avait peur, surtout, pour Daniel.

Celui-ci lui fit cette remarque de bon sens : « Sabine et Bérénice ont vécu leurs gardes-à-vue de l’intérieur ; c’est logique qu’elles dramatisent moins leur expérience que tu ne le fais toi-même, puisque tu fantasmes à partir d’une réalité que tu ne connais pas. Aussi désagréable que cette histoire ait pu être pour elles, elles sont mieux placées que toi pour l’appréhender et, en quelque sorte, la maîtriser mentalement. » Et Aurélien se rangea à la sagesse de son ami.

Mais il y avait autre chose qui le gênait là-dedans, et qu’il mit beaucoup de temps à identifier et à formuler. Ce fut presque une libération quand il parvint à s’en ouvrir auprès de Daniel. « Le problème, lui dit-il donc un beau jour, c’est que je suis tiraillé entre des sentiments complètement contradictoires. D’un côté, j’aimerais que cet épisode important puisse être un événement fondateur de notre amitié, à Bérénice, Sabine et moi : nous en avons tous les trois souffert, en un sens ; je voudrais qu’il puisse y avoir là, au moins, une mémoire partagée entre nous. Mais tant que Bérénice fait des blagues là-dessus, qu’elle en plaisante, qu’elle en parle avec nonchalance et tranquillité, bref, qu’elle a l’air de s’en foutre un peu, alors que c’est pour moi quelque chose de très grave et de très douloureux, il est impossible que nos sentiments se rencontrent. Au-delà du traumatisme immédiat que l’événement a constitué pour moi, je suis désormais condamné à faire sans cesse l’expérience cruelle de l’incommunicabilité avec les premières concernées. Mais d’un autre côté, il est bien évident que ma sympathie pour Bérénice et Sabine fait que je suis très heureux pour elles qu’elles n’aient pas été trop profondément atteintes. Je me réjouis sincèrement de les savoir sereines. Tu comprends ? Je suis bien entendu content qu’elles aillent bien, mais il y aurait aussi, d’un point de vue égoïste, quelque chose de rassurant et de satisfaisant à savoir qu’elles vont mal. J’aurais au moins l’impression qu’elles fonctionnent comme moi, j’aurais l’impression d’avoir affaire à des personnes normales, comme moi, que la prison et l’humiliation terrifient. La beauté de leur courage est un peu glaçante.

– Je comprends tout à fait, répondit Daniel. Mais ce que tu dis me paraît surtout vrai pour Bérénice. J’ai du mal à cerner Sabine ; j’espère que son état d’esprit est bien celui que tu décris. Elle en parle moins souvent, de sa garde-à-vue ; il lui arrive, comme à toi, d’observer un silence pesant quand Bérénice y fait allusion. Je ne suis pas sûr qu’elle soit si tranquille que tu le dis. »

Aurélien réfléchit un instant.

« Je vais essayer de trouver un moyen de lui en parler », reprit-il.